Je ne sais pas combien de fois j’ai raconté cette entrevue entendue à la radio pendant les Jeux olympiques d’hiver de je ne sais plus quelle année. Il était question de saut à ski et d’un athlète âgé de 35 ans, une anomalie dans ce sport, parce que passé un certain âge on est trop conscient de sa mortalité et du chemin devant soi qui raccourcit pour arriver à se coucher sur des skis à plusieurs mètres du sol.
Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours cette affaire en trame sonore.
J’ai des souvenirs assez précis de soirées d’adolescence imbibées, de mes deux pieds qui se balancent au-dessus de la carrière du mont Saint-Bruno, à m’extasier avec des amis devant les lumières de Montréal, comme des feux d’artifices au loin. Ma tête d’adulte pense à qui aurait pu mourir ces soirs-là, et à la première page du Journal de Montréal, le lendemain. Pour dire vrai, l’éventualité ne nous a jamais même traversé l’esprit. Je n’ai jamais non plus pensé à la possibilité de me faire ramasser par une Ford Tempo à 3 h du matin, toutes les fois où j’ai roulé à vélo sur le bord de l’autoroute, la vue brouillée par beaucoup trop de ml de Molson Dry pour ma taille. (allo maman)
Aujourd’hui, je me vois mal consommer des drogues chimiques, j’imagine le bad trip pathétique sur le thème des impôts en retard ou des pneus d’hiver, j’imagine l’ami du même âge qui me rassure :
— Ben non, il te reste encore une semaine… wo, c’est quoi ce bruit-là?
— Je pense que c’est ton téléphone qui sonne.
— Hein? Fuck, je fais quoi? D’un coup c’est important!
Déjà que je panique quand je me retrouve face à une personne qui me reconnaît, mais de laquelle moi je ne me souviens pas… Je choisis de croire qu’à force d’années et de rencontres, ma tête fait une sélection d’informations, un tri exhaustif, mais peu importe la raison de ces oublis qui me font flipper, le constat c’est qu’endommager mes cellules cérébrales visiblement en déclin n’est plus vraiment une option.
Dieu qu’on calcule quand on est adulte, pis j’aime pas les maths. Pourtant, on ne sait jamais quand on est réellement rendu à la moitié de sa vie. On se dit que c’est quelque part dans la trentaine, et on se met à se préserver à partir de ce moment-là. À ne plus pouvoir se coucher sur des skis. À tirer de la satisfaction dans des choses utiles, d’accord, mais tellement plates : le montant qu’on arrive à mettre dans un REER, notre courtier qui nous trouve une meilleure assurance auto, alors que c’est vraiment en équilibre sur le bord d’une carrière de garnottes en banlieue qu’on s’est senti le plus vivant. Assez pour en parler 20 ans plus tard; pire encore, pour la deuxième fois ce mois-ci.
Bref, cet athlète-là, il devait bien penser à son hypothèque lui aussi?
Je continue de mettre sur ce dossier ce qu’il me reste de capacités mentales. Mais en attendant de retrouver le trou dans la clôture pour entrer sur le chantier de Saint-Bruno, c’est quand, donc, la date limite pour les impôts?