Le seul à sortir du wagon portait des Birkenstock, avait de longs cheveux poivre et sel et transportait une grosse boîte de carton pleine de laitues frisées ; on ne l’aurait pas imaginé transporter autre chose, comme si un accessoiriste s’était mêlé de l’affaire. Sur la rame, les gens bougeaient à peine, de peur de s’évaporer. J’ai eu le souvenir d’une fin de nuit sous les trottoirs de la 125e rue et la foule parfaitement immobile qui attendait le A train comme du popcorn dans un four à micro-ondes.
« Essaie de pas t’évanouir » avait été mon mantra pendant tout cet été-là, pas encore équipée, physiquement et mentalement, pour l’impossible canicule de New York. Voir que j’allais me promener avec une débarbouillette mouillée dans un ziploc, comme on me l’avait conseillé. Merci au facteur humidex, j’avais déjà l’équivalent d’un shredded wheat sur la tête ; je n’allais certainement pas risquer de tuer le maigre sex-appeal qu’il me restait en m’épongeant le front avec un gant de toilette au coin de Broadway et de la 72e.
Mes nouveaux amis californiens, qui étaient passés d’un soleil à l’autre pour devenir des New-Yorkais d’adoption, s’étaient payé ma grosse tête québécoise et son intolérance à ce microclimat pas d’allure. Mais ma vengeance allait être parfaite l’hiver suivant, avec ses cinq centimètres de neige qui paralyseraient Manhattan et lanceraient ses habitants dans les allées des épiceries pour faire des provisions de fin du monde, comme des tatas. Il y avait certains avantages à venir du Nord, ça dépendait juste de la saison. Ça fait qu’en hiver, j’étais l’alpha des alphas, et en été, ben j’étais rien pantoute. Nada.
Sur ces pensées d’un autre temps, j’ai laissé sortir l’homme et son bac de légumes et je me suis dirigée vers le fond du wagon. Pendant un petit moment, en regardant les fluides divers qui agrémentaient les portes, je me suis demandé si j’avais perdu mes anticorps de métro à force de ne plus le prendre, et surtout, quel rash galopant j’allais attraper à travers mon linge en m’accotant là. Comme tout me semblait pire qu’avant, j’ai eu peur d’être devenue l’une de ces princesses qui lèvent le nez sur le transport en commun comme si c’était l’équivalent de voyager dans un intestin grêle. Mais en pensant trois secondes de plus à l’analogie, puis aux petits jus des portes du fond, je me suis dit que, finalement, c’était peut-être pas complètement faux. Il y avait même un jeu d’esprit à faire avec le mot « transit ».
Dans le couloir vers la rue Stanley, une madame assemblait des sushis dans l’odeur d’encens d’un kiosque voisin, entre une affiche de fidget spinners et un assortiment de colliers gold à 5$. Ce couloir m’avait toujours inspiré un petit mal de vivre, en 1997 comme en 2017, mais je ne me souvenais plus trop pourquoi j’y passais assez fréquemment à l’époque. Peut-être pour aller manger le meilleur pad thaï au monde au Faubourg, jadis glorieux, quand c’était la proprio même du comptoir qui s’affairait au-dessus du wok et un monsieur qui te demandait si tu le voulais épicé ou non (le plat, pas lui). Ou bien est-ce que j’allais rejoindre un ancien amoureux, commis dans la très sélecte section jazz du HMV maintenant fermé, du temps où on pouvait y voir passer, star struck, les gros noms du Festival, le point de départ de mon aventure new-yorkaise? Peu importe, ce coin-là avait certainement connu des années plus l’fun et moins homogène de tartes instagram et de gros chars. Mais le couloir, lui, était resté le même. Étonnament, en 2017, il me lassait maintenant beaucoup moins que tout le reste autour.
J’ai croisé une religieuse, la deuxième de la semaine, et j’ai sourcillé parce qu’elle sortait du H&M, en tunique et autres accessoires mode de Jésus. En même temps, pourquoi pas? Parce qu’à bien y penser, un mom jeans était encore plus à propos sur une soeur que sur n’importe qui d’autre. Pour ma part, et tout comme une petite guénille humide dans un sac de plastique, on ne me verrait jamais en porter. Parce que j’avais vécu la période où il était l’apanage des madames qui se payaient une folie en s’achetant un jigne à plis chez Reitmans. Qu’esse tu veux, des fois on a l’âge qu’on a, ici celui d’avoir été témoin du pantalon taille haute dans sa formule non-ironique. Or, ça vient aussi parfois avec une certaine dose de sagesse qui nous rappelle qu’on se fera pas pogner à regretter, en se voyant en photo dans 20 ans, d’avoir porté des pantalons qui nous faisaient un cul de 3 pieds de haut.
« Dans 20 ans… » Petite, j’étais mystifiée quand les grandes personnes introduisaient leurs histoires avec un nonchalant « y’a 15-20 ans », comme si elles dataient du mois dernier, alors que j’avais l’impression qu’on ne faisait référence à rien de moins qu’à la Grèce antique. Aujourd’hui, j’arrivais à un âge où je pouvais dire qu’il y avait deux décennies, non seulement j’étais déjà très consciente d’exister, j’étais même une adulte qui allait manger du thaï au centre-ville. Et bien que ça ne me semblait pas s’être passé hier, ça ne datait pas non plus d’un autre siècle. En fait, oui, mais pas du 17e. Y’avait comme eu un gap, un espèce de vortex temporel qui t’avale au début de la trentaine et qui te recrache à l’autre bout de la décennie, sans trop de souvenirs. Un jour tu manges un pad thaï un peu épicé sur la rue Guy, et le lendemain tu parles du Faubourg à des collègues plus jeunes qui t’écoutent avec la face que tu faisais quand tes parents se remémoraient le parc Belmont. WTF?
Jusque-là, vieillir ne m’avait pas trop dérangée. Ça venait avec son lot d’affaires à vivre et à raconter, mais j’avais un petit désagrément avec le temps qui semblait avoir filé comme un hypocrite, sans que je m’en rende compte, occupée à juste exister au quotidien et à passer d’une journée à l’autre, rien de plus spécial que ça, et rien d’anormal non plus, me semble. Vite de même, je ne pouvais pas dire ce que j’avais fait de ma 29e année, à part freaker à l’approche de mes 30 ans, ni de celles qui avaient suivi, à part peut-être avoir eu un enfant à quelque part là-dedans. C’était-tu juste une affaire de trentaine, ou toutes les décennies allaient maintenant flyer comme ça, jusqu’à la fin, dans une couple de battements de cils? Comme vivre le moment présent n’avait jamais figuré à la liste de mes aptitudes, ça allait peut-être commencer à vraiment poser problème.
Je suis entrée au Apple Store pour acheter un adapteur pour un câble éthernet parce que dans les semaines qui suivraient j’allais devoir me brancher à un modem. Comme à la Grèce antique. La fille a mis du temps avant de comprendre de quoi je parlais, pour finalement me demander si je parlais du « câble qui faisait clic ». Je suis sortie du magasin avec la petite patente, parce que les ordinateurs étaient déjà rendus trop slicks pour recevoir un fil qui fait un son quand on le plogue, et je me suis demandé quelles seraient mes réflexions, en 2037, en sortant du même magasin où je serais allée acheter dieu sait quel appareil en 2 dimensions ou autre fantaisie pas rapport qu’on s’imagine quand on pense à l’avenir. (Dans Prisme, un de mes livres de primaire, j’avais lu qu’en l’an 2000 les voitures circuleraient sur des coussins d’air. Dans la mesure où 12 ans après le fameux Millenium j’avais acheté une Hyundai Accent 2 portes neuve qui n’avait même pas de système bluetooth, je n’allais peut-être pas m’essayer à prédire un avenir technologique ultra funky.)
Peut-être que je remettrais ensuite les pieds dans le tunnel Atwater, plus trop soucieuse de mon verso et donc vêtue d’un pantalon taille haute dans un style pareil très différent de ceux d’aujourd’hui. Il y aurait certainement la même odeur d’encens, parce que l’encens résiste à toute forme d’évolution pour sentir méchant à travers les siècles. Mais est-ce que ce coup-là j’aurais aussi des centaines de réflexions entremêlées sur le temps qui passe et qui laisse une trace qui s’efface aussi vite que celle d’un avion à haute altitude? J’ai eu peur pour les chapitres qui s’en venaient, peur de passer tout droit, peur de courir derrière ma propre vie. Peur de ne pas un jour avoir le goût de crier, sur mon proverbial lit de mort, qu’astie que la deuxième moitié avait été l’fun.
J’ai eu un petit vertige. Essaie de pas t’évanouir, que je me suis dit.
Les adultes autour de moi avaient eu tort sur plein d’affaires. À preuve, le plus grand mensonge ever : c’est pas vrai qu’on n’a plus de boutons après l’adolescence. Mais là où ils avaient eu raison, c’est que le temps finit par te glisser entre les doigts, comme du sable dans une paume ouverte. Combien d’entre eux m’avaient tapé sur le petit nerf avec leurs « Tu vas voir comment ça passe vite », comme pour me gâcher mon feeling d’éternité? Force était d’admettre que l’affirmation adulte la plus downante était malheureusement aussi la plus vraie.
Fallait peut-être juste continuer de tout remarquer et de tout écrire, même les insignifiances comme une boîte de salades dans le métro, comme le son des choses, pour fixer le temps, ou au moins le ralentir. Et pour ne pas qu’il se rapetisse derrière soi, comme un slinky.
On s’en reparlera dans 20 ans, dans nos gros pantalons. Le temps de cligner des yeux.