Le ciel se dégradait en quatre gris à la mode et j’errais chez moi dans un t-shirt délavé de dimanche matin, celui de la tournée Road Apples des Tragically Hip. En enfilant dans un automatisme le chandail on ne peut plus unisexe, son 1991 m’avait accroché l’esprit pour la première fois depuis longtemps. Calcul mental les yeux fixes : bientôt 25 ans que je l’avais, du temps d’avant les t-shirts de fille toujours trop petits. Mystérieuse affaire qu’il ait voyagé de place en place avec moi. Tout aussi étrange, par ailleurs, que celle d’arriver à un âge où 25 ans plus tôt on était déjà pleinement conscient d’exister, debout dans une salle de concert maintenant disparue.
Dans mon gaminet de gars, les manches aux coudes et tragiquement unhip, je me suis regardée de dos dans le miroir pour lire les titres à l’envers. Y’avait plus grand-chose qui me disait quelque chose, et le reste avait certainement mal vieilli. Un popsicle à la main, j’ai écouté des bouts de l’album en ligne pour le fun du temps qui se plie en 25 dans le sens de la longueur. Magnifique machine à voyager par en arrière, la musique, surtout quand elle réussit, en trois barres, à nous ramener à une époque où juste frencher sur fond de guitare nous collait au plafond comme des débutants.
C’était la période de l’année où mon voisin de rez-de-chaussée m’apportait des griottes de l’arbre en bas et la tradition voulait qu’il cogne à ma porte de cuisine, que je n’utilise jamais. Par conséquent, la tradition voulait aussi qu’il apparaisse chaque fois par surprise avec son tupperware alors que je déambulais en culottes pas très longues ou tout autre habit qu’on porte quand on n’attend personne. Dans mon attirail canadiana des années 90, le risque que la scène se répète pour une 4e année consécutive était élevé.
« Morello », qu’il m’avait dit la première fois en me présentant le contenant. À part un autre groupe du siècle dernier, le mot n’avait rien éveillé de mon côté, et l’amplitude de sa moustache confirmait qu’on ne parlait certainement pas de ça. J’avais accepté le bol avec un sourire, en me demandant ce que j’allais bien faire de ces fruits rouges qu’il m’avait décrits comme ne se mangeant pas « crutes ». J’étais, de toute évidence, prise en bobettes avec un projet de gâteau.
Dimanche, j’aurais accepté volontiers l’activité annuelle de pâtisserie pour casser la monotonie de cette première vraie journée aux couleurs de la saison. Mais si j’en jugeais l’arbre intact et lourd de ses fruits, monsieur Cortés ne se pointerait pas chez moi cette année. J’ai bu le reste de mon Mister Freeze générique en me demandant pourquoi je ne méritais plus de griottes.
Sur le balcon, comme un monument érigé à 2015, le goulot de la bouteille de champagne sabrée le 31 janvier n’avait pas bougé. Je l’enlèverais un jour de là, au bon moment. Au printemps, j’avais ramassé le bouchon de sous la table pour le déposer sur un bord de fenêtre encore enneigé. C’est correct que les petits symboles soient parfois gros, mais faut pas non plus s’enfarger dedans, métaphoriquement parlant ou non.
Comme le t-shirt d’un band qu’on n’écoute plus depuis deux décennies, il y a ces objets comme des portails vers d’autres moments. C’était quoi, le film, déjà? Le titre m’est revenu sous la douche et j’ai aimé l’allégorie : Contact. L’idée de se garder des wormholes me plaisait. Tant qu’on ne plongeait pas dedans au lieu de regarder en avant, c’était correct d’avoir des points de contact avec les autres chapitres de son histoire. Pour la perspective, peut-être, ou pour réaliser, le temps d’un popsicle, qu’on peut encore vivre des émotions qu’on croyait jusque-là purement adolescentes. Fallait juste pas se vautrer dans les vieilles affaires tout un dimanche. J’avais pas de misère avec ça; j’avais de bien plus beaux chandails aujourd’hui. J’ai plié le vieux t-shirt et l’ai rangé dans le tiroir du bas.